Aïda Nosrat est une artiste de Téhéran aux multiples talents qui se fraye un chemin en Occident tout en soutenant les femmes et les combattants de la liberté en Iran. Elle s'est entretenue avec le rédacteur en chef de TMR lors de la 19e édition du Festival Arabesques, à Montpellier.
Jordan Elgrably
Aïda Nosrat et les quatre autres membres d'Atine, son quintette : Sogol Mirzaei au tar, Christine Zayed au qanun, Marie-Suzanne De Loye à la viole de gambe et Saghar Khadem aux percussions persanes (tombak et daf), sont des musicienness accomplies. Elles apportent une énergie et une passion incroyables à un répertoire de compositions originales influencées par la poésie. Atine m'a laissé quasiment sans voix lorsque j'ai eu le plaisir de les voir lors d'un récent concert à l'opéra de Montpellier, où elles se sont produits en tant qu'artistes vedettes dans le cadre du 19e Festival Arabesques.
Aïda Nosrat est une chanteuse, compositrice et ancienne violoniste de l'Orchestre Symphonique de Téhéran, elle y a grandi et est désormais basée à Paris. Elle a émigré en France en 2015 avec son mari de l'époque, le guitariste Babak Amir Mobasher, et tous deux sont rapidement devenus des habitués de la Cité internationale des arts de Paris, puis de l'Atelier des artistes en exil. Leur album commun, Manushan (dérivé du Shahnameh ou Livre des rois du poète classique Ferdowsi), a été partiellement enregistré à Téhéran et à Paris. L'album est sorti en Europe et aux États-Unis. Manushan fusionne la musique persane avec des éléments de jazz et de flamenco.
L'enregistrement le plus récent de Nosrat est l'album qui l'a fait connaître avec Atine, Persiennes d'Iran. Il contient des chansons et des instrumentalisations influencées par Rumi (né en 1207) et d'autres poètes soufis classiques tels que Saadi (né en 1184) et Sheikh Bahāʾi (né en 1547). Les chansons qu'Atine a présentées au Festival Arabesque étaient généralement chaudes et colorées, mélancoliques ici et là, mais étonnamment dynamiques, ce qui n'est pas toujours le cas de la musique persane traditionnelle. Le public s'est levé pour écouter plus attentivement les solos de Saghar Khadem, Sogol Mizraei et surtout Christine Zayed au qanun, qui est la seule musicienne arabe du groupe. Palestinienne élevée entre Ramallah et Jérusalem, la relation innée de Zayed avec ses microtonalités rend sa contribution à Atine presque naturelle.
Lors du concert, la dévotion que nourrit Aïda Nosrat pour la musique était sensible, son registre de contralto conférait une sorte d'authenticité atavique aux chansons. C'était comme si elle les chantait depuis 1000 ans, comme si elle leur prêtait déjà sa voix à l'époque des poètes soufis qu'elle aime tant.
TMR interviewe l'artiste au travail
Comment expliquez-vous qu'une femme iranienne d'une quarantaine d'années en 2024 soit éprise de poètes qui vivaient il y a 500 ans, voire un millénaire avant elle ?
Aïda Nosrat : Il y a deux raisons à cela. La première, c'est que les poèmes de ces poètes iraniens, lorsqu'ils sont traduits, ne transmettent pas leur essence, qui, lorsqu'on le lit en persan, est ailleurs. Mais ... [du coup] vous pouvez le traduire par et pour vous-même. Lorsqu'ils parlent d'amour, il s'agit d'un amour que la plupart des gens connaissent, cet amour entre êtres humains, une sorte d'amour mystique. Je crois que l'humanité en est très éloignée, mais nous y aspirons. Et c'est un amour mystique parce que lorsque vous creusez profondément, il a des couches, il a plusieurs niveaux émotionnels, et l'amour le plus proche auquel je puisse le comparer est celui de l'amour entre parents et enfant, parce que les parents ne demandent jamais rien à leur enfant. Ils se contentent de l'aimer de manière inconditionnel.
A mon avis, cet amour mystique, l'amour que l'univers a pour nous, donne et donne et donne, comme le soleil.
C'est pour cela que le soleil est un symbole d'amour dans la mystique iranienne, et dans ce que nous appelons parfois la religion de l'amour, ou mehr, parce que le soleil donne à tous et toujours sans rien demander en retour. C'est donc une des raisons, l'autre c'est que la plupart de ces poètes étaient des mystiques soufis. Ils ont atteint un niveau de conscience et d'amour humain qu'ils ne pouvaient pas transmettre avec des mots "normaux". Ils ont donc commencé à écrire des poèmes, et c'est pourquoi, 800 à 1000 ans après leur création, ces poèmes sont toujours d'actualité. Ils ont encore des messages profonds pour l'humanité, parce que nous ne sommes pas encore arrivés à leur hauteur. Nous sommes encore très loin du niveau de conscience qu'ils s'efforçaient d'atteindre. À mon avis, c'est la raison pour laquelle [leurs mots semblent] encore nouveaux et ont encore tant à nous apprendre.
Autre question innocente : pourquoi pensez-vous que la culture iranienne, en particulier la musique et le cinéma, est souvent si mélancolique, voire même parfois triste ?
Aïda Nosrat : Quand on lit l'histoire iranienne, on constate que le pays a été attaqué pendant la plus grande partie de son histoire en raison de sa situation géographique au beau milieu du Moyen-Orient. L'Iran est un carrefour, un moyen pour de nombreux pays, comme la Russie, d'atteindre la mer au sud. Nous étions souvent attaqués. J'imagine que cela apporte une certaine dose de tristesse, et cela pourrait être génétique. La poésie évoque également un sentiment de séparation. Car dans ces poèmes mystiques, outre l'amour, il y a aussi la mélancolie et la tristesse de la séparation de la source, du Créateur. Vous savez, les événements culturels en Iran... et la philosophie, la philosophie profonde du soufisme et de la conscience... s'est construite au fil des siècles. C'est pourquoi nous sommes, d'une certaine manière, des personnes mélancoliques. C'est aussi l'histoire d'un exil, et ce n'est pas quelque chose de nouveau. Rumi lui-même a été exilé d'Iran parce que la situation était similaire à celle dans laquelle nous nous trouvons, en apparence, elle est différente parce qu'elle est dans un autre contexte, mais au fond, c'était la même histoire, la même situation qu'aujourd'hui.
Vous avez dit que vous n'étiez pas sûre de retourner un jour en Iran. Avez-vous parfois l'impression d'être une artiste en exil ?
Aïda Nosrat : Je ne peux pas y retourner. Je ne sais pas ce qui m'arriverait. En Iran, je n'étais pas engagée en politique, je n'étais pas une fauteuse de troubles reconnue comme telle. Mais, vous savez, avec notre album Manushan, nous avons dû être discrets, nous n'avons pas pu faire de publicité ni utiliser les réseaux sociaux, parce que j'avais peur que la police secrète m'appelle et m'interroge : pourquoi chantez-vous ? Pourquoi est-ce que vous faites ci ou ça ? ... bla, bla, bla ... c'est arrivé à beaucoup de mes amis. Je ne voulais pas m'impliquer dans [les manifestations dans le pays], mais en même temps, j'ai réalisé que je ne pouvais pas construire ma carrière à Téhéran, parce qu'il faut beaucoup d'énergie, d'efforts et d'argent pour faire un album. Alors qu'ensuite, on ne peut même pas en faire la publicité ou organiser des concerts publics.
Maintenant que vous avez renoncé à une carrière musicale en Iran et que vous n'avez plus à répondre aux autorités iraniennes concernant votre création musicale ou vos chansons, vous sentez-vous plus libre ?
Aïda Nosrat: Oui. Dès que j'ai quitté l'Iran, j'ai commencé à me libérer et je n'ai pas cessé de parler de la situation des femmes... Ces deux dernières années, j'ai participé activement à la révolution Femme Vie Liberté en Iran. Lorsqu'elle a commencé, j'étais dévastée. C'était tellement douloureux, les événements quotidiens étaient horribles. Je suis sûre que ce n'était pas seulement moi, mais tous les Iraniens qui vivent en Iran et à l'étranger. D'une manière ou d'une autre, nous étions tous les mêmes, chaque matin. En me réveillant, la première chose que je faisais était de prendre mon téléphone et de voir ce qui se passait en Iran, de pleurer et de me préparer à affronter la journée. C'était bizarre parce qu'il y avait une grosse pression émotionnelle, je devais mettre un masque pour faire face à ma vie ici. Beaucoup de gens en France, à Paris, n'avaient pas la moindre idée de ce qui se passait en Iran. Donc, oui, c'était très difficile et très douloureux.
De manière générale, je crois aux changements progressifs. Je ne crois pas aux changements révolutionnaires soudains, car ceux-ci sont toujours destructeurs, et nous en avons déjà fait l'expérience il y a 40 ans avec la révolution en Iran.
Pouvez-vous nous parler de votre travail sur l'album De Kaboul à Bamako, que vous avez réalisé avec Sowal Diabi ?
Aïda Nosrat: J'ai chanté sur cet album et j'ai même composé une chanson, "Beshna as ne ek le nay", tirée d'un poème très célèbre de Rumi. Si vous écoutez l'ensemble de l'album, "Kara Kara" en est devenu le tube phare, parce que l'équipe principale est malienne. Mama Niketa, avec qui j'ai chanté, est une chanteuse malienne. Nous avons mélangé cette musique avec la musique kurde et la musique afghane. Ça a eu un grand succès ici.
Quels sont vos espoirs pour Atine ?
Aïda Nosrat: J'espère que nous ferons un autre album. J'espère vraiment que ce projet continuera.
Comment Christine Zayed, la joueuse de qanun palestinienne, s'est-elle impliquée dans votre groupe ? Je pose la question parce qu'on n'entend pas souvent parler d'Iraniens et d'Arabes qui travaillent ensemble, qui jouent ensemble (même si je sais que les musiciens n'ont généralement pas de frontières et qu'il y a toujours eu beaucoup de croisements)...
Aïda Nosrat: C'est intéressant parce que beaucoup d'Iraniens partagent ce souvenir de ce qu'ils ont appris sur leur histoire et de ce qu'ils ont alors ressenti à l'égard des pays arabes et des Arabes, qui ont attaqué l'Iran il y a 1400 ans et nous ont imposé leur religion.
Car auparavant, vous étiez presque tous zoroastriens.
Aïda Nosrat: Exactement. Et ils ont forcé les Iraniens à parler arabe. S'il n'y avait pas eu Ferdowsi et ce roi dont je ne me souviens plus du nom... Ferdowsi a maintenu la langue persane en vie avec le Le Shahnameh, et Le livre des rois. Sans ces deux hommes, nous aurions perdu notre langue... Ainsi, [cette méfiance à l'égard des Arabes] est en quelque sorte gravée dans l'ADN iranien, dans la mémoire collective et dans la conscience collective, mais cela s'est produit il y a longtemps. C'est un sentiment de rancune qui remonte à très loin. Mais jusqu'à ce que je vienne en France et que je me fasse des amis arabes, je n'en avais jamais eu en Iran et je n'étais pas très ouvertes envers les Arabes. Cela m'a été transmis par mon père, puis par son père, comme quelque chose qui se passe de génération en génération. Les choses ont changé lorsque j'ai visité le Maroc, lorsque je suis allée en Tunisie et que j'ai découvert que nous avions tant de choses en commun.
Comment avez-vous fait venir Christine Zayed ?
Aïda Nosrat: Il y a cinq ans, nous avons participé au festival Mawazine au Maroc, notre producteur avait de très bonnes relations avec le Maroc et ce festival. Il nous a demandé si nous voulions participer. C'était moi et Sogol Mirzaei, la joueuse de tar. Sogol a fait venir Saghar Khadem, la percussionniste, mais nous avions besoin d'un autre instrument. Et puis Sogol a trouvé Christine, qui vivait à Paris. Le répertoire était absolument, 100% dans la tradition persane, principalement avec des rythmes qui conviennent à la danse. C'est à ce moment-là que notre producteur nous a proposé de monter un groupe complètement féminin, un girls band... Nous nous sommes dit : pourquoi pas ? C'était une proposition très intéressante. Et puis nous avons cherché Marie-Suzanne. En fait, nous cherchions une violoncelliste. On a essayé avec deux violoncellistes, mais ce n'était pas ce qu'on voulait. Et puis Sogol a trouvé Marie-Suzanne, et quand nous avons joué avec elle, surtout avec la gambe qui a ces frettes mobiles que nous avons aussi dans les instruments persans, qui nous permettent de changer le mode, ou de changer les microtonalités. Sa viole a sept cordes, donc les basses et tout ce qui s'y rapporte étaient absolument parfaits pour notre projet.
La dernière question que je voulais vous poser porte sur votre formation de violoniste. Comment a-t-elle joué dans la carrière que vous menez aujourd'hui ? Vous considérez-vous avant tout comme une chanteuse aujourd'hui ?
Aïda Nosrat: Je me considère comme une musicienne libre, et ce sont mes outils. Ma voix est un outil. Mon violon aussi est un outil. Je joue aussi du piano, un peu de mandoline, un peu de guitare. Mes premiers instruments étaient la flûte traversière et la flûte à bec. Je compose aussi. Ce sont donc des outils pour m'exprimer musicalement. Je suis surtout plus à l'aise avec ma voix parce que je me sens plus libre. Je peux faire ce que je veux. Je veux dire, pas nécessairement dans le type de musique que vous avez entendu à Montpellier, parce que c'est comme la musique classique où vous devez suivre des règles spécifiques. Mais lorsque je crée ma propre musique, je suis totalement libre. Lorsque j'ai improvisé pendant le concert de Montpellier, j'ai improvisé dans le contexte de la musique traditionnelle iranienne. Mais quand j'improvise pour moi, pour ma musique, c'est totalement libre. J'utilise des techniques iraniennes et je les mélange avec du jazz, du flamenco. Je mélange tout tout le temps.
Comment passe-t-on de sept années de concert au sein de l'orchestre symphonique de Téhéran à une carrière d'interprète et de compositrice, citoyenne du monde, à l'esprit libre ? Cela ressemble à un grand écart, non ?
Aïda Nosrat: Je ne sais pas. C'est quelque chose qui est en moi, mon esprit est comme ça, même quand je cuisine. Je peux parfaitement cuisiner des plats iraniens traditionnels, mais j'improvise aussi, vous savez, avec différentes techniques... Je m'aligne sur différentes cultures. Je suis comme l'eau, vous voyez ? Lorsque je visite d'autres pays, je me mêle à leur culture. Je dirais que je suis d'abord et avant tout une habitante de la planète Terre. Je veux dire que mon cœur est en Iran, bien sûr, parce que j'y ai passé la plus grande partie de ma vie, mais en même temps, je voulais voir le monde, rencontrer de nouvelles personnes, découvrir de nouvelles cultures et échanger avec d'autres personnes. La musique est très fluide, elle aussi est un peu comme l'eau. La musique n'a pas de frontières. Elle est elle-même une langue. J'ai l'impression de pouvoir communiquer avec n'importe qui, sans aucun échange de mots, avec d'autres musiciens de cultures et de pays totalement différents, simplement en jouant de la musique ensemble.
En ce qui concerne ma formation classique, je suis très reconnaissante d'avoir cette base solide et cette formation en musique classique occidentale. Lorsque j'étais enfant, je me suis également entraînée à utiliser ma voix dans la musique classique ou traditionnelle iranienne. Mais j'ai toujours été passionnée par l'apprentissage d'autres cultures et d'autres traditions musicales. J'ai grandi dans une famille où mon père écoutait en permanence ces vieilles chansons des années 60 et 70 et, en même temps, de la musique traditionnelle azérie et du jazz iranien, ainsi que du rock, les Beatles par exemple. Mon père est également un artiste. Il est peintre. J'ai donc grandi dans cette atmosphère en Iran. C'était une atmosphère multiculturelle. Même si nous étions en Iran et qu'il était difficile d'avoir une interprétation libre du monde extérieur. J'ai une passion pour le mélange des cultures.